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L’œuvre de Simenon, un vivier pour le cinéma et la télévision

Bien qu’elle appartienne au siècle dernier, l’œuvre de Georges Simenon (1903-1989) n’a pas pris une ride et reste gratifiée d’un succès qui semble sans fin. Dans une rare profusion de romans (193), d’enquêtes (75), de nouvelles (158) et autres fictions sous pseudonymes (176), le style incomparable de Simenon fait du créateur de Maigret un romancier à part entière, ne se limitant pas aux seuls polars. Sa portée et sa dimension universelles expliquent probablement le nombre de ses œuvres portées à l’écran : plus de 180 au cinéma et 300 à la télévision.
Dès 1932, trois longs-métrages, tournés à peu d’intervalle, inaugurent ainsi une série d’adaptations ininterrompue jusqu’à nos jours. Comme empreints d’une intime résonance, les premiers réalisateurs des « Maigret » font appel à leurs proches pour camper le héros simenonien. Dans Le Chien jaune, Jean Tarride met son père, Abel, en scène. Dans La Nuit du carrefour, Jean Renoir dirige son frère Pierre. En 1933, dans La Tête d’un homme, que Simenon renonce à adapter lui-même, Julien Duvivier confiera le rôle principal à son complice Harry Baur. Ainsi commença une fantastique aventure qui va unir tout le cinéma français – têtes d’affiche comme débutants – durant les décennies suivantes, y compris pendant les années de guerre, tels Raimu dans Les Inconnus dans la maison (1942), d’Henri Decoin, Jean Desailly et Jules Berry dans Le Voyageur de la Toussaint (1943), de Louis Daquin.
A l’instar de ses romans, les films qui s’en inspirent révèlent en temps réel les évolutions comme les crispations de la société. Ainsi, en 1953, La neige était sale, de l’Argentin Luis Saslavsky – ancien journaliste exilé en France durant la dictature de Juan Peron –, offre la part belle à un Daniel Gélin alors en pleine ascension. Mais, bien que le roman noir de Simenon ait échappé à la censure, son film n’en sera pas exempté. Considérant qu’il y avait trop de « mauvais Français » dans ce film qu’elle qualifie de « contraire aux bonnes mœurs », la commission de contrôle refuse de donner son visa d’exploitation, dans un contexte marqué par un ordre moral hérité de la collaboration et du nazisme. Saslavsky devra modifier son film, le situer dans un autre pays, opérer des coupes et précéder sa projection d’un avertissement : « La neige était sale ne vise qu’à approfondir un cas strictement individuel d’anomalie et d’angoisse ». Sa diffusion sera finalement limitée aux plus de 16 ans.
Mais en sondant l’âme humaine, l’écriture de Simenon et la tension inhérente à ses intrigues ouvrent le jeu et la direction des acteurs, suscitant quelques chefs-d’œuvre du genre. De renom ou révélés par les rôles qu’ils incarnent, les interprètes portent à l’écran les forces et les travers, les fulgurances et les noirceurs d’un peuple ordinaire, composant avec brio un portrait sans concession de la société française. S’étonnera-t-on de découvrir Annie Girardot au côté de Jean Gabin, en 1958, dans le film de Jean Delannoy Maigret tend un piège ? Ou Brigitte Bardot et Edwige Feuillère dans celui de Claude Autant-Lara, En cas de malheur, jusqu’aux films de Pierre Granier-Deferre Le Chat (1971), La Veuve Couderc (1971) et Le Train (1973), dans lesquels Simone Signoret, Alain Delon, Jean-Louis Trintignant et Romy Schneider crèvent l’écran.
Dans ces films, les rôles féminins apportent les nuances, les subtilités psychologiques, éclairant avec brio des rôles masculins troubles et tourmentés. Ainsi en va-t-il de Viviane Romance dans Panique (d’après Les Fiançailles de M. Hire), de Julien Duvivier, présenté à la Mostra de Venise avant sa sortie en France, en 1947, puis de Monsieur Hire, de Patrice Leconte, en 1989, avec Michel Blanc et Sandrine Bonnaire. La densité des personnages se révèle en terrain fertile pour tous les grands noms du cinéma français, de Danielle Darrieux à Françoise Arnoul, de Françoise Fabian à Nathalie Baye. Plus récemment, en 2022, l’adaptation des Volets verts par Jean Becker sera pour Jean-Loup Dabadie l’occasion d’écrire son tout dernier scénario pour Fanny Ardant et Gérard Depardieu, rejoints par Benoît Poelvoorde.
Dès lors, on serait tenté de penser que Simenon est une machine à succès, au vu des scénarios qu’il invite à écrire, qu’il s’agisse de Marcel Carné, Henri Verneuil, Jean-Pierre Melville, Bertrand Tavernier, Claude Chabrol ou Georges Lautner. Seul Maurice Pialat s’est fait piéger par l’auteur liégeois et l’apparente simplicité de son écriture. « Pensant pouvoir se passer d’adaptation, le cinéaste n’est jamais parvenu à réaliser son film », commente le biographe Pierre Assouline.
Fluide et profonde, la littérature de Simenon est un écrin pour des sentiments et des émotions qui intuitivement se répondent. La capacité de l’écrivain à ne pas enfermer son action dans le temps ni dans l’espace rend ses récits non seulement intemporels, mais toujours en phase avec l’évolution ordinaire de la société. Et si les spectateurs d’aujourd’hui n’identifient pas toujours l’origine simenonienne de ces fictions, leur atmosphère, leur pudique retenue résonnent dans les mémoires du monde entier, s’aventurant d’ailleurs dans d’autres champs des arts visuels, comme la bande dessinée. Simenon ne recevra pas le Goncourt ni le Renaudot, pas plus que le prix Nobel de littérature, mais, dépassant toute prestigieuse distinction, l’écrivain a acquis le statut d’un littérateur universel de la culture populaire, celle de M. Tout-le-Monde, ce mythe de l’homme ordinaire, protagoniste de tous ses romans.
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Christophe Averty
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